Il y a fort à parier que s'il était encore vivant, Curzio Malaparte n'aurait pas écrit sur Vincenzo Nibali. Alors que la rivalité entre Gino Bartali et Fausto Coppi représentait deux visages de l'Italie, l'une agricole et traditionnelle, l'autre industrielle et moderne, le Sicilien n'a pas eu de reflet dans lequel se comparer et se mesurer.
Alors, au moment où il tire sa révérence, à 37 ans, Vincenzo Nibali laisse en suspens la question de sa place dans le panthéon du cyclisme.
Héritier de Gimondi plus que de Coppi
Où placer le Squale, ne serait-ce qu'en Italie ? Jamais depuis Felice Gimondi, aucun coureur du Be Paese n'a atteint un tel degré de diversité dans le palmarès. Nibali s'est adjugé les trois Grands Tours, a été deux fois champion d'Italie, a dompté deux Monuments (le Tour de Lombardie en 2015 et 2017, Milan-San Remo en 2018).
Lui a-t-il manqué le maillot irisé de champion du monde, celui qui lui tendait les bras à Florence, dans sa Toscane d'adoption en 2013 ? Lui a-t-il manqué un rival pour pleinement marquer son époque, au-delà des victoires, des attaques pleines de panache ? Gimondi l'a eu, lui, ce rival et il portait le nom d'Eddy Merkx.
De quoi donner un certain relief à un palmarès qui, sans l'appétit féroce du Cannibale, aurait comporté bien plus de succès, bien que l'on évoque un vainqueur des trois Grands Tours, un champion du monde et un dompteur de Monuments (Milan-San Remo, Paris-Roubaix, Tour de Lombardie).
Le Requin de Messine a surgi à une époque dichotomique, où rares étaient les gros poissons aptes à cumuler leurs ambitions sur trois semaines avec les classiques de printemps et de perdurer jusqu'aux frimas de l'automne.
À présent, les tout-terrains capables de gagner dans les sillons de cyclo-cross, les sentiers de VTT et l'asphalte pullulent, des assoiffés de victoires dont l'ambition d'accumuler des bouquets toute l'année tend à se demander si leur vocation première n'était pas de devenir fleuriste.
Coppi a eu Bartali, Bugno a eu Chiappucci, Moser a eu, entre autres aides, l'hélicoptère de la RAI, Pantani a eu son aura mystique qui le plaçait au-dessus des simples mortels. Nibali était trop seul, aussi parce que ses équipes n'ont jamais transcendé les foules, notamment en raison de leur réputation sulfureuse (sans que lui n'ait jamais été inquiété de près ou de loin), mais aussi car elles n'ont jamais fait du sur-mesure pour le Sicilien.
Le panache en bandoulière
Et quand il gagne le Tour de France en 2014, quand il réalise ce coup de force décisif sur les pavés de Roubaix, la chute de Christopher Froome, distancé, transi de froid, balloté sur le revêtement incertain et contraint d'abandonner, ternit son succès pourtant amplement mérité avec 4 victoires d'étape. "Aurait-il fini en jaune à Paris si... ?" en guise de doutes pour une édition qu'il a dominé de bout en bout.
Nibali, c'était l'histoire d'un mec normal, doté d'une science de la course aiguisée, un technicien dans l'âme qui savait préparer sa machine à la perfection, un coureur à l'ancienne débarqué dans le monde de la modernité à outrance, avec ses oreillettes, ses consignes données dans les voitures de directeurs sportifs, ses data compilées à l'infini qui indiquent quand, où, pourquoi, comment.
Nibali est le dernier Campionissimo parce qu'il a réussi en essayant et, quand il a échoué, c'était aussi en essayant. La victoire n'était pas sa norme; son panache l'était. Et raccrocher le vélo avec une tel palmarès et avec une telle philosophie, rares sont ceux qui peuvent rivaliser avec lui.
