C'est devenu une mode insupportable. Depuis plusieurs années, aucune manifestation sportive ne peut s'organiser sans la présence d'influenceurs. Le nombre de followers fait foi, même s'ils n'ont aucun lien avec l'événement où ils sont invités. Sur Tiktok et Instagram principalement, ils sont dans les meilleures conditions pour bombarder leurs comptes de stories, de posts, de vidéos courtes, supposément pour attirer de nouveaux publics qui, comme eux, n'y connaissent rien.
Nouvelle tendance marketing des clubs, franchises et institutions, le recours aux influenceurs permet de proposer des contenus sans âme sous couvert de "cool" (qui est l'antichambre du ringard), avec des propos convenus pour développer les axes de communication et donc vendre des produits à de nouveaux consommateurs. Pendant que l'accès aux journalistes (qui ne sont eux-mêmes pas toujours aidés par des membres de leur corporation adeptes de ce que l'on appelle pudiquement les "ménages"), notamment pour obtenir des interviews, se referme toujours plus, les influenceurs sont rompus à l'exercice du partage de contenus sur les réseaux sociaux et n'ont aucun problème à éviter les questions qui fâchent contre quelques accès privilégiés, des goodies et un accès direct aux personnalités du monde du sport.
On ne s'en bat pas les steaks
Dernier épisode de cette dérive : l'intrusion de Nusret Gökçe, alias Salt Bae, sur la pelouse du Lusail Stadium de Doha au moment des célébrations de l'Albiceleste. Sans que l'on sache vraiment pourquoi, l'homme aux près de 50 millions d'abonnés sur Instagram a ennuyé Lionel Messi pour avoir une photo, pris la coupe des mains des joueurs pour la soulever et l'embrasser. De quoi provoquer une enquête de la FIFA. Manifestement, le cuisinier, rendu célèbre pour sa manière de jeter du sel sur des côtes de boeuf dans son restaurant de Dubai, s'est définitivement grillé, y compris chez les footballeurs qui sont ses clients privilégiés... mais pas forcément ses potes, ce qu'il a eu manifestement du mal à comprendre.
"Salt Bae" a reçu beaucoup de commentaires négatifs, quand ce ne sont pas des insultes. Mais plutôt que s'en prendre à lui, il vaut mieux le féliciter chaudement pour ses agissements.
Ce débordement expose l'absence de frontières établies entre le sportif et le décorum. Après tout, à force de leur offrir tant de pouvoir et de considération, pourquoi se priver ? Salt Bae n'a jamais eu conscience de ce qu'il faisait et, finalement, il n'est guère à blâmer. La place offerte entraîne ce genre de comportement.
Représentants du sportswashing
Pour quel bénéfice ? Ce recours est-il d'une grande aide au moment d'attirer de nouveaux spectateurs, téléspectateurs, consommateurs du sport ? Le nombre de publications vues n'est-il pas un immense fourvoiement, principalement destiné à faire croire qu'un travail de promotion existe mais ne rapporte finalement quasiment rien car cela s'adresse à un public volatil, qui picore à la volée quelques highlights, quelques polémiques, quelques memes, sans s'y intéresser davantage ?
Le monde du sport, ou plutôt les fédérations, les ligues, les détenteurs de clubs et de droits de diffusion, se trouve face à un problème d'envergure : gagner des parts de marché en proposant plus de matches et plus de contenus, le plus souvent au détriment du jeu et de l'enjeu. Pas facile, surtout quand l'essentiel des programmes est payant et que ces tentatives ressemblent très souvent à du "sportswashing", comme on a pu le voir au Qatar avant et pendant le Mondial.
Malheureusement pour eux, il faut se rendre à l'évidence : le sport n'intéressera jamais tout le monde et gagner de l'argent (ou déjà rentrer dans ses frais) est de plus en plus difficile car les montants versés ont été surévalués. Donc pour compenser de mauvais investissements et céder à la surenchère, il faut trouver des subterfuges pour essayer de rattraper en partie le coup.
L'intervention d'influenceurs sert principalement le manque de réflexion quant à la réforme des institutions, à la protection des sportifs et donc à la véritable amélioration des performances et du spectacle. L'afflux de personnes payées pour diffuser uniquement de l'entertainment n'améliorera pas la compréhension du sport et n'apportera rien sur la durée. Et la preuve que les influenceurs ont pris trop d'importance et outre-passent les limites, voici Salt Bae... qu'il faut vraiment remercier pour exposer la vacuité des études marketing réalisées par des décisionnaires qui ne comprennent décidément pas grand chose au sujet qu'ils traitent.