Après une longue phase de groupes, l'heure des 1/4 de finale la Coupe du monde est arrivée. À ce stade de la compétition, la différence peut se faire sur des notions indicibles, des incarnations qui peuvent faire basculer un résultat.
"Le rugby est un vrai sport d'équipe, un cas d'école, affirme Dr Ryne Sherman, Chief Science Officer chez Hogan Assessments, leader mondial de tests de personnalité. Sur chaque action, les joueurs sont impliqués, chaque décision individuelle rejaillit sur le collectif. La communication de crise et la coordination sont cruciales à tout instant".
Dans les sports d'équipe, deux rôles clefs sont à mettre en perspective : l'entraîneur et le capitaine, le chef d'orchester et son premier violon en somme. "Les personnes en charge d'une organisation ont un impact précisément sur cette organisation, explique-t-il. Nous nous intéressons aux entraîneurs et aux capitaines quant à leur influence sur leur équipe, leurs agissements en fonction de leur personnalité et sur la manière dont cela se répercute sur les résultats".
Pas de vérité absolue
Existe-t-il une radiographie du leader intrinsèque, identifiable et globalement infaillible ? C'est forcément plus complexe que cela : "le leadership n'est pas unidimensionnel. Il n'est pas impératif d'être un mâle alpha, assure Ryne Sherman. Ce qui prévaut, c'est comment le leader construit une équipe pour atteindre la très haute performance".

L'entraîneur doit choisir ses relais en fonction de données qui ne sont pas quantifiables, ce qui rend la tâche éminemment complexe. "Les capitaines ont un impact majeur sur leur équipe, ils doivent avoir un lien privilégié avec le coach qui nourrit de grandes attentes sur l'ensemble de ses joueurs. Il a besoin d'un capitaine pour partager son discours. Le capitaine doit aller au-devant des choses, avec ses coéquipiers, son entraîneur, l'arbitre. L'entraîneur reste sur la touche et il doit avoir un référent indéfectible sur le terrain. Notre travail est une analyse des données que peut transmettre un capitaine car c'est lui qui est à la base du succès".
Dans les grandes lignes, il s'agit de l'opposé de Moneyball, même si "le livre puis le film avec Brad Pitt ont montré qu'il faut s'intéresser aux bonnes statistiques". Comparer des chiffres reste une activité tangible, tout comme compiler et quantifier des données issues du terrain : "mesurer les soft skills est beaucoup plus délicat. Nous évaluons les profils en fonction de leur capacité à travailler avec les autres et leur faculté à faire progresser les autres pour atteindre les objectifs".
Si Richie McCaw rassemblait de nombreuses qualités pour en faire un capitaine, d'autres profils peuvent se détacher dans un registre moins tonitruant. La figure de Thierry Dusautoir, tout juste intronisé au Hall of Fame, en est un exemple : "les capitaines par l'exemple sont les vrais leaders parce qu'ils s'imposent d'eux-mêmes. C'est un phénomène que l'on voit à la fois dans le sport mais aussi dans le monde de l'entreprise, dans l'armée. Le capitaine est celui qui a de l'influence, qui pousse son équipe à faire les choses". Et qui parvient aussi à gérer les egos, les rivalités, y compris pour occuper un poste prédominant auprès de l'entraîneur.
L'humilité plus forte que le charisme
Le charisme est-il une donnée indépassable au moment de choisir un capitaine ou un entraîneur ? Pas nécessairement. "Le charisme, ça marche très bien face à la caméra mais ce n'est pas forcément ce que recherchent les joueurs sur le terrain, même si ça peut entrer en ligne de compte, a pu constater le Docteur installé à Oklahoma City. Ils cherchent une inspiration mais ils veulent aussi que les récompenses et les compliments soient partagés. En réalité, l'humilité est un bien meilleur fil conducteur pour mener au succès. Empiriquement, les capitaines humbles réussissent mieux. Il arrive d'ailleurs régulièrement que le capitaine ne soit pas intrinsèquement le meilleur joueur de l'équipe mais bien celui qui accomplit le travail de l'ombre que beaucoup ne veulent pas réaliser. En l'espèce, il sacrifie leur gloire personnelle au profit du succès de leur équipe".

Pour Ryne Sherman, l'exemple par excellence du capitaine capable de tout combiner est à retrouver du côté de San Antonio : "Tim Duncan était incroyablement calme mais quand il parlait, il était très écouté. Un leader n'est pas nécessairement celui qui parle le plus, dans de nombreux cas, il n'a pas forcément besoin d'être volubile. Au niveau professionnel, on retrouve beaucoup ce genre de profils, davantage que dans le sport amateur. L'entraîneur est important mais le choix du capitaine est crucial".
Autre élément majeur, la faculté à suivre une lignée, de s'inscrire dans une tradition. À ce jeu-là, les All Blacks demeurent la référence rugbystique. Après 24 ans d'attente, ils ont remporté le titre mondial en 2011 et sont parvenus à conserver leur titre en 2015, ce qui n'avait encore jamais été réalisé : "la culture de la victoire et, encore plus, celle du maintien d'un haut niveau de performance à travers les cycles est prépondérant. Les All Blacks en sont l'illustration parfaite, avec cet héritage qui se perpétue alors que la Nouvelle-Zélande n'est pas un grand pays en termes de superficie et de population. C'est créé par le leadership, par la lignée des capitaines. Il peut y avoir du turn-over, l'esprit reste. Chaque Coupe du monde est unique, donc bénéficier de certitudes est un avantage".
Force de conviction malgré l'absence
Un élément qui pourrait manquer à l'Irlande qui, malgré un statut de meilleure nation du moment, n'a jamais remporté le moindre match à élimination directe lors d'un Mondial. Il faudra puiser dans la force de conviction pour renverser la fougère argentée. "Tous les leaders ont une foi absolue et inébranlable en ce qu'ils font, ils sont convaincus que demain sera meilleur, martèle Ryne Sherman. La confiance et tout l'aspect mental sont évidemment capitaux. Ce n'est pas tout de l'annoncer, parce qu'il faut que ça suive au risque de se décribiliser mais tout est minuté pour réussir, chaque entraînement, chaque combinaison".
Quant au XV de France, privé de Romain Ntamack et Julien Marchand depuis le début de la compétition et d'Antoine Dupont depuis sa fracture de la pommette contre la Namibie et dont la participation au 1/4 de finale contre l'Afrique du Sud est en suspens, l'adversité peut favoriser l'émergence d'une prise de conscience de leurs coéquipiers, ce qui est aussi la résultante d'un travail en amont : "quand un ou plusieurs leaders sont absents, on constate que les joueurs parviennent souvent à compenser en augmentant leur niveau de jeu et en dépassant leurs limites. En résumé, ils prennent conscience qu'il y a un fossé à combler et ils abattent davantage de travail collectif. Cela aussi, c'est grâce au travail des leaders et c'est constitutif de la culture collective".
Tandis que les matches à élimination directe débute et que le droit à l'erreur n'est pas plus toléré, la culture reste souvent ce qui reste quand on peut tout oublier en fonction des événements. Le capitanat est aussi une affaire de redistribution et de spontanéité pour qu'à l'heure dite le sort bascule du bon côté.