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Interview Flashscore - Johnson Suffo : "L'eau était gâtée, tout le monde est mort, sauf moi"

Johnson Suffo
Johnson SuffoInstagram Johnson_Suffo
Sa vie pourrait être un film, mais elle est une réalité pour bien des hommes et des femmes en quête d'une vie meilleure, qu'elles qu'en soient les conséquences, même les plus tragiques. Natif du Cameroun, Johnson Suffo a traversé le Sahara, connu la brutalité des polices aux frontières, le racket, trois traversées du détroit de Gibraltar et, heureusement, des moments de solidarité. Arrivé en France à 16 ans, "Guerrier Noir" (10-0-0) est devenu l'un des meilleurs prospects chez les poids moyens et il dispute à Riyad le WBC Boxing Grand Prix, grand tournoi organisé en Arabie Saoudite. Après son entraînement du soir, le jeune homme de 22 ans a pris le temps pour Flashscore de raconter son parcours, de son Bamougoum natal à son Toulouse d'adoption qu'il prononce avec un accent du Sud-Ouest.

Flashscore : Vous n'avez que 22 ans, mais votre vie est déjà un périple. Pouvez-vous nous raconter ?

Johnson Suffo : Je suis né au Cameroun et j'ai traversé pas mal de pays pour arriver en France. Je rêvais d'être boxeur, mais là où je suis né, les conditions de vie étaient très, très dures. Alors je suis parti et ça a été un long parcours. 

Vous avez dû travailler très jeune pour aider votre famille ?

Je suis de Bamougoum, à l'ouest du Cameroun, je suis allé un peu à l'école mais ma famille était pauvre et j'ai commencé à travailler. J'ai été vendeur ambulant et j'ai pu économiser un peu d'argent. Un groupe d'amis voulait aller en Europe et j'ai suivi. On a pris le bateau pour le Nigéria puis on a traversé le pays en bus et en voiture. On est arrivé au Niger en moto pour rallier la frontière avec l'Algérie. C'est un désert, donc on est parti en 4x4. Ça a duré deux semaines. 

À 14 ans, vous avez traversé le Sahara ? 

Ce n'était pas facile, car on a rencontré des coupeurs de route. Ils ont arrêté la voiture, pris notre argent, et nous ont tapés. Nous avons dû fuir chacun de notre côté. J'ai marché dans le désert pendant une semaine pour arriver dans la première ville d'Algérie. Un homme nous a recueillis dans un foyer et nous avons payé pour aller à Tamanrasset. Je n'avais plus d'argent, mais c'est là où j'ai commencé à m'entraîner, seul, en regardant sur les réseaux sociaux. Le monsieur qui dirigeait le foyer a vu que je n'avais pas de moyens financiers et il a organisé un convoi pour me faire aller à Oran. Je suis arrivé dans un ghetto, les gens fuyaient, je les ai suivis. On a mis le cap sur le Maroc. Comme je suis têtu, ça m'a sauvé. À la frontière, un groupe partait, mais je n'avais pas d'argent. Alors, je l'ai suivi, seul, à bonne distance. Mais on a été arrêté par la police algérienne. On a été frappé et on est resté en Algérie. La frontière était gardée comme on garde un Président. J'ai été arrêté, à nouveau frappé, j'ai fait une semaine de prison, je suis sorti, j'ai été renvoyé à Oran, je suis revenu à la frontière. Ce jour-là, un groupe partait tenter sa chance. "Tenter sa chance", c'est vraiment l'expression de ceux qui voulaient franchir la frontière... Cette fois-ci, devant nous, il y avait un trou de 7 mètres de profondeur pour 3 de large. Il fallait entrer dans le trou, sortir et passer une barrière. Un passeur avait bien organisé et il avait emmené un long poteau (rires). On a fait un pont avec pour passer le trou et la barrière est tombée car nous étions nombreux. Ensuite, c'était chacun pour soi et je suis arrivé à Oujda. 

Et là, vous rencontrez une grand-mère qui vous aide alors qu'elle ne vous a jamais vu ?

Je me suis réfugiée chez cette mamie, je me souviendrai toujours d'elle. Elle m'a offert des vêtements de ses enfants pour m'habiller et elle m'a payé un billet de train pour aller à Fès. Une fois là-bas, j'ai sauté dans un bus pour aller à Tanger. Mon refuge quand je ne savais pas où dormir, c'était d'aller à la gare. Le lendemain, j'ai rencontré un nouveau groupe qui voulait traverser pour aller en Espagne. 

Johnson Suffo est un miraculé
Johnson Suffo est un miraculéInstagram Johnson Suffo

Pour "tenter sa chance" dans le détroit de Gibraltar, les passeurs exigent beaucoup d'argent. Comment avez-vous fait ?

J'ai appelé ma famille, mais elle ne pouvait pas m'aider. Alors j'ai fait la manche aux feux tricolores. J'ai pu m'intégrer à un groupe pour aller à l'eau. Là, c'est simple : tu vis ou tu meurs. Quand on est arrivé sur le sable, je n'avais pas réalisé que la mer était si vaste. On va aller là-dessus ?... On n'avait pas de gilets de sauvetage, alors on a gonflé des vessies de pneus de moto. La première fois, on s'est fait attraper par la Marine marocaine. On avait une barque et on ramait avec des pagaies. Il a fallu retrouver de l'argent pour intégrer un nouveau convoi. J'ai retrouvé des amis à ce moment-là. La deuxième fois, l'eau était gâtée et tout le monde est mort. Sauf moi. 

Comment avez-vous fait pour vous en sortir ? 

J'ai flotté et je savais que j'allais mourir, car il n'y avait personne. J'ai attendu que mon temps arrive. Les autres se battaient avec l'eau... jusqu'à ce qu'ils sombrent. Ce qui m'a sauvé, c'est que je n'ai pas utilisé ma force. Je me suis dit : "si je survis, je survis, mais si je meurs, je meurs, c'est que ça devait être comme ça". Ça criait autour de moi, mais je suis resté très calme. On allait tous mourir, ça ne servait à rien de se bagarrer. Petit à petit, ils se sont tous noyés. Je ne sais pas, mon destin a dû dire que ce n'était pas mon jour pour mourir. Je suis resté 5 heures dans l'eau, accroché à ma vessie de pneu de moto. La Marine marocaine m'a sauvé. 

On ne peut même pas imaginer votre courage et votre traumatisme. Vous avez pensé vous installer définitivement au Maroc ?

Je n'avais plus la force de retenter ma chance, je voulais rester au Maroc et y faire ma vie, même si ce n'était pas là où j'avais prévu de m'arrêter. 

Vous rêviez d'être boxeur, mais vous avez une motivation supplémentaire pour y parvenir ?

Dans notre groupe, il y avait un boxeur dont le rêve était d'être champion du monde. Il s'entraînait tout le temps, il me disait que j'étais fort, que je devais faire de la boxe. Je voulais faire comme lui, mais il n'y avait pas les moyens. Quand il est mort, je m'y suis à fond. Il rêvait d'être champion du monde alors, je vais lui rendre son honneur en devenant champion du monde. Je veux lui montrer qu'il a laissé un ami qui l'a fait pour lui. 

Vous avez donc repris la boxe à ce moment-là ?

J'ai trouvé un club, mais c'était très difficile, je dormais dans la rue. Un homme nous hébergeait de temps en temps dans un petit local. Il faut se rendre compte qu'on était 30 dans un espace de 3 mètres sur 3. Il a organisé un convoi, le groupe s'est cotisé, mais je n'avais pas d'argent, car je mettais tout pour les entraînements et pour manger. Il m'a quand même mis sur le convoi et là, on a pu traverser et je suis arrivé en Espagne. 

C'est finalement un détail administratif par rapport à la boxe qui vous a convaincu de venir en France ?

J'ai intégré un club en Espagne, je m'entraînais tout le temps. Je serais bien resté, mais je ne pouvais pas disputer de combats. Au départ, on m'a dit que le passeport suffisait, mais il fallait d'autres papiers. J'ai appelé des amis en France, ils m'ont dit qu'avec un passeport, c'était suffisant. Alors, je suis parti à Toulouse. À la gare, j'ai rencontré une dame qui m'a fait venir dans un foyer à Rodez. Mais le foyer m'a mis dehors, car, avec la boxe, je ne pouvais pas suivre le rythme de vie imposé aux occupants. Alors j'ai dormi dans la rue. Puis j'ai eu un problème avec le club de Rodez. J'ai appelé un club de Toulouse, j'ai eu un rendez-vous pour un entretien avec un coach. Je me suis inscrit, mais je vivais toujours à Rodez. Le vendredi, j'allais à Toulouse pour le weekend et je rentrais le dimanche soir à Rodez. J'ai fait ça pendant un an, tout le temps de ma carrière amateur en fait. 

Vous êtes passé professionnel en octobre 2023. Lors de votre 9e combat, vous avez affronté Kevin Bertogal, un boxeur connu du milieu qui fait franchir des caps aux prospects. Votre duel a été annonciateur de grandes choses pour vous ?

Kevin a beaucoup plus de combats que moi et je me souviens l'avoir croisé à Rodez. Je boxais en amateur et lui en pro. Je l'ai vu et je me suis dit : "ah ouais, je veux être comme lui". Il m'a fait rêver. Il est très respecté, il ne refuse personne alors que généralement, les Français ne veulent pas s'affronter entre eux. C'est souvent dur de trouver des adversaires. 

Votre manager Grégory Ouvrel ne tarit pas d'éloges à votre égard et vous prédit un grand avenir. 

Ça fait plaisir de rencontrer des gens qui croient en moi. C'est trop bien. Je sais qu'on va monter et que j'irai prendre toutes les ceintures qui se présenteront à moi. Maintenant, c'est juste le travail, la concentration et on va y arriver. Un Camerounais, quand il veut faire le métier de ses rêves, il va tout donner pour être le meilleur, arriver au sommet. 

Votre vie fait penser à celle de Samuel Eto'o qui a toujours eu cette confiance chevillée au corps malgré tous les obstacles qu'il a pu rencontrer sur sa route. 

Il ne faut jamais douter. Je crois en moi. Je travaille, je me donne à fond, parce que je sais qu'un jour ça va payer, même si ça me prendra du temps. 

Votre carrière prend un tournant majeur puisque vous avez intégré le WBC Boxing Grand Prix et remporté votre premier combat. C'était comment de l'intérieur ?

J'étais un peu stressé parce qu'on m'a appelé à la dernière minute. J'ai perdu du poids, puis on m'a dit que je ne pouvais pas intégrer le tableau. J'ai repris du poids et finalement, on m'a dit que j'allais boxer. Alors j'ai dû reperdre du poids. Je m'entraîne tout le temps, mais je suis tombé malade, j'ai dû arrêter une semaine et on m'a appelé. Mon coach m'a dit : "si tu veux, on y va, mais si tu ne veux, on n'y va pas". J'ai répondu qu'on y allait et qu'on gagnerait. Je n'avais jamais boxé devant des caméras, devant des gens aussi importants. Je n'avais vu ça qu'à la télé. La diffusion de DAZN, le président de la WBC... Je me suis mis la pression, surtout que ma famille n'avait jamais vu un de mes combats. J'ai reçu des messages en me disant qu'elle était scotchée devant l'écran pour me voir. J'ai tout donné et après 6 rounds, j'étais éclaté, sans cardio alors que j'ai toujours énormément de carburant. Je n'en pouvais plus. 

Cette victoire change évidemment beaucoup de choses dans votre carrière. 

Ce n'est plus comme avant. Là, je me prépare pour la première fois en connaissant mon adversaire à l'avance. C'est maintenant que tout commence pour de vrai. Soit il tombe, soit je tombe. Ça va être une guerre. Maintenant, je n'ai plus de stress par rapport à l'environnement. Je me veux faire ma boxe. 

Les cartes des juges sont trompeuses, car l'arbitre, le Français Ali Oubaali en l'occurrence, vous a sanctionné de deux points de pénalité. Comment l'avez-vous appréhendé sur l'instant ? 

L'arbitre m'a dit que j'avais donné un coup derrière la nuque et je m'en suis excusé. La deuxième fois, je touche mon adversaire au menton, mais il a tourné la tête et c'est lui qui aurait dû être pénalisé. Je n'ai pas compris, le public non plus d'ailleurs. Heureusement que je l'avais envoyé au tapis dès la première reprise, c'est ça qui m'a sauvé. 

Votre nouveau rival, Dylan Biggs, a un peu de plus d'expérience que vous. Vous vous êtes préparé comment ?

J'ai eu un premier sparring mais au bout de 3-4 rounds, j'ai dit à mon entraîneur que ça ne m'allait pas, que je ne travaillerais pas bien. Je devais croiser avec Anauel Ngamissengue, mais malheureusement, il a eu un empêchement de dernière minute. Un boxeur allemand est venu, avec le même style que Dylan Biggs. Il m'a bien fait travailler. Je me sens plus que prêt. 

La catégorie des moyens est toujours très relevée. Voir que vous avez le niveau pour intégrer ce tournoi vous conforte dans vos choix ?

Je suis monté rapidement dans les classements, car j'ai affronté de bons boxeurs alors que j'arrivais à la dernière minute. Si certains pensaient que je ne m'entraînais pas tous les jours, ils se sont trompés (rires). En France, on s'entraîne tout le temps car les organisateurs ne veulent pas mettre un Français contre un Français et ils privilégient des boxeurs étrangers. Mais quand l'adversaire est forfait, il faut trouver quelqu'un à la dernière minute, il y a souvent des annonces sur les réseaux sociaux. 

Quand partez-vous en Arabie Saoudite ?

Normalement, le 16 juin, 4 jours avant le combat. Ça peut être le 17, en fonction de l'administratif, on ne sait jamais. 

Il faut arriver suffisamment tôt, tout en se méfiant du choc thermique entre l'extérieur caniculaire et les salles climatisées ?

C'est ça. Vingt degrés de moins, comme quand je suis arrivé à Rodez (rires) !