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Interview Flashscore - Catherine Tanvier : "Ma rencontre avec Godard était improbable"

Catherine Tanvier lors de Roland-Garros 1983.
Catherine Tanvier lors de Roland-Garros 1983.AFP

Dans "Un film à Rolle", publié cette année, l'ancienne tenniswoman Catherine Tanvier raconte sa rencontre iconoclaste avec Jean-Luc Godard, mordu de tennis qui l'avait contacté pour participer à son film "Socialisme". Cinéaste incontournable, personnage clivant, "l'homme au cigare" décédé en 2022 figure en toile de fond du film "Nouvelle Vague", en compétition officielle ce samedi au Festival de Cannes. Pour Flashscore, l'ex numéro 20 mondiale dans les années 80 nous raconte "son" Godard, ce drôle de "lascar" qui adorait taper la balle avec elle pendant le tournage.

Flashscore : Votre rencontre est assez improbable donc on se demande bien comment s'est passé le premier contact avec Jean-Luc Godard ? 

Cathy Tanvier : Jean-Luc a contacté ma maison d'édition en 2007 alors que j'étais en promotion pour mon premier livre "Déclassée". Mon éditeur me l'apprend un soir, en chemin vers l'hôtel. Il me dit : "au fait, Jean-Luc Godard a appelé". Et il m'explique qu'il veut me rencontrer. Pardon ?! (Rires) Je n'étais pas actrice.

Mais Godard était un grand fan de tennis et, bien qu'il fût Suisse, il n'avait pas une admiration débordante pour Roger Federer. C'était feint ?

Je pense qu'il l'avait, même s'il ne me l'a pas avoué oralement. Mais quand on joue avec la raquette de Federer, il y a forcément une admiration. Il a préféré ne pas en parler mais c'est un détail qui ne m'a pas échappé. 

Dans votre livre, vous racontez qu'il nourrit une passion pour des coups désuets.

À l'ancienne, mais son style était très classique et il regrettait de voir peu de coups droits slicés. Je lui ai rappelé que Stan Wawrinka l'utilisait souvent en retour et que le slice était toujours employé en position défensive. 

Catherine Tanvier
Catherine TanvierEditions En Exergue

Il n'appréciait guère les commentaires et il coupait le son. 

Il n'est pas le seul, cela m'arrive aussi, peut-être parce que je suis capable de faire de bons commentaires pour moi-même car je connais plutôt bien ce sport (sourire). Souvent, les commentateurs répètent ce que l'on voit. C'est parfois mieux de laisser des silences, comme Hervé Duthu et Jean-Paul Loth. Je suis de la vieille école, je ne suis pas pour le remplissage. 

Le commentaire doit aussi décrire ce que l'on ne voit pas ?

Parfois, l'image n'est pas très bien prise. Quand on ouvre sur le court avec une caméra placée très haut, c'est terrible. Il m'arrive d'éteindre la télévision et de ne pas regarder. Une telle caméra écrase le mouvement, je ne comprends pas qu'on puisse proposer un tel angle, ce n'est pas du tout attractif. En la plaçant juste derrière et un peu au-dessus du joueur, là on peut se rendre compte de l'engagement total, la vitesse des balles. C'est une toute autre perception. 

La place du son est également essentielle. 

Un coup bien frappé s'entend. Le bruit des glissades à Roland-Garros, c'est formidable ! Ça, on peut le remarquer au bord d'un court et les caméras ne le montrent pas assez. 

Dans votre livre, vous évoquez vos parties de tennis avec Jean-Luc Godard, le rituel du café et de la tarte aux fraises mais aussi son côté vachard pour vous faire courir alors que vous êtes en contrôle. 

Il était heureux de jouer avec moi et il voulait taper la balle. Son bras droit Jean-Paul Battaggia me demandait de ne pas l'achever et je le mettais dans les meilleures circonstances de jeu. Il m'a bien fait courir quand même, parce qu'il voulait me montrer qu'il savait jouer. C'était très plaisant. 

Vous l'appelez "le lascar" !

Oui, quand il me faisait ses vacheries (sourire). C'était pour me dire : "regardez, je sais faire ça, et ça aussi". C'était très mignon, parce que s'il y arrivait c'est en raison des balles que je lui donnais. Le personnage Godard était drôle sur un terrain, avec sa veste de ville, le cigare éteint dans la poche, un t-shirt rouge délavé, un pantalon de ville et la raquette de Federer. La meilleure raquette avec un style vestimentaire totalement à l'envers ! C'était irrésistible ! On jouait dans un club high tech et on avait l'impression de voir Monsieur Hulot. Je me retenais pour ne pas rire mais je pense qu'il en aurait ri aussi. Godard riait beaucoup. 

Vous écrivez "l'homme Godard est un laboratoire à lui seul". Quand on voit Socialisme, on est effectivement en pleine expérimentation. 

C'était un créateur qui travaillait l'image comme personne. Il y avait plusieurs images dans une image. C'était un cinéma politique, très critique. Son, lumière, image : c'était un compositeur. J'ai découvert tout ça non pas sur le tournage mais lors du Festival de Cannes, face à l'immense écran. On n'est pas obligé de comprendre l'immense travail de Godard mais ce qu'il donne à voir, c'est à chacun d'en faire la synthèse. 

En tant qu'actrice inattendue, vous avez côtoyé Christian Sinniger qui est un membre éminent de la ligue d'improvisation. Cela vous a aidé d'avoir un acteur capable de s'adapter très vite ?

C'était assez déroutant de voir à quel point c'était facile pour lui et difficile pour moi. Me choisir était un parti pris de Godard, peut-être par contre-emploi. Il m'a rendu en grand service en me disant : "qui vous demande d'être actrice ?". À ce moment-là, j'ai compris que je ne devais pas jouer mais simplement vivre mon personnage et c'est totalement différent. Jean-Luc m'a toujours mis à l'aise, d'une grande bienveillance. J'ai essayé de vivre mon rôle. Je dirais même que je n'ai pas joué dans Socialisme mais que j'ai joué pour Jean-Luc Godard. Je voulais tellement le satisfaire... Le film, je l'ai découvert à Cannes. Mon image ne m'a trop gêné. Ce qui m'a émerveillé, c'est son travail artistique. On découvre toujours quelque chose de nouveau, une nouvelle valeur ajoutée. Ce n'est pas immédiat, c'est dans le temps. Finalement, il est assez prophétique, quand le bateau coule dans la troisième partie, avec ce gavage à outrance. Il parle aussi de la Palestine, c'était très visionnaire. Il fera école. 

Vous évoquez la Palestine. On sait que Jean-Luc Godard a eu des propos antisémites, ce qui a suscité de nombreuses polémiques légitimes à son égard.

C'était un provocateur, pour stimuler les gens. A-t-on vraiment compris ce qu'il voulait délivrer comme message ? Il parlait d'un peuple en souffrance et quand on sait ce qui s'est passé, c'est révélateur de quelque chose. 

(NDLR : Dans un livre intitulé "Courts-circuits", Alain Fleisher a rapporté les propos suivants de Jean-Luc Godard à l'intention de Jean Narboni, ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma : "Les attentats-suicides des Palestiniens pour parvenir à faire exister un Etat palestinien ressemblent en fin de compte à ce que firent les juifs en se laissant conduire comme des moutons et exterminer dans les chambres à gaz, se sacrifiant ainsi pour parvenir à faire exister l'Etat d'Israël". Le Monde a publié en 2009 cet article sur le sujet, mentionnant le paradoxe de Godard qui se qualifiait de "juif du cinéma car il s'estimait persécuté)

Certes, mais on peut être provocateur sans basculer dans le délit d'opinion. 

C'était un homme engagé et je vais le comparer Bob Dylan. Les gens qui s'engagent provoquent pour vous faire réfléchir. Il n'a pas demandé à ce qu'on pense comme lui. On ne comprend pas toujours. 

Revenons-en au film. Vous écrivez que vous vous êtes prise pour Alain Delon. Pourquoi pas pour Jean-Paul Belmondo qui fut le héros d'A bout de souffle ?

C'est dû à la manière dont j'ai bougé, avec cette veste un peu longue. J'ai pensé à Delon plus qu'à Belmondo qui portait principalement des blousons. C'était principalement vestimentaire. J'étais un dialogue courant donc c'était facile à jouer. Ce qui me paniquait un peu, c'étaient les citations. Ce n'était pas simple, mais ça faisait partie du cinéma de Godard. 

JLG x RG : une rencontre qui ne s'est pas faite
JLG x RG : une rencontre qui ne s'est pas faiteGeorges Pierre / Collection ChristopheL via AFP / Stats Perform

"Quand on commence quelque chose, on le termine". C'est une phrase du Mépris qui s'applique très bien aux sportifs de haut niveau. 

Eh oui ! Il faut toujours essayer, même quand on n'est pas acteur (rires). Ma rencontre avec Godard était improbable.  Il vient me chercher car il découvre mon livre et il a une action sociale à mon égard qui est de m'inviter. Effectivement, quand je vais le rencontrer, je ne comprends pas. Il me veut dans son film et je n'en mène pas large. Il me fait un joli cadeau. J'étais heureuse et plus qu'intéressée de le rencontrer. C'était tellement passionnant de le rencontrer. On n'a jamais tort de suivre un personnage aussi singulier que Godard, la vie devient plus charmante. La mienne n'était pas drôle à ce moment-là et ça m'a fait du bien d'aller à Rolle.  

Godard peut faire évoluer son scenario jusqu'au dernier moment : c'est l'inverse d'une routine de sportif de haut niveau ? 

Les habitudes sont beaucoup plus claire mais on peut improviser des situations, trouver des ressentis et des repères en plein match, ou carrément perdre son tennis. Les imprévus font partie du sport, dans le bon comme dans le mauvais. 

Il y a également la notion de déplacement dans l'espace : ce sont deux gestuelles bien distinctes ?

Sur le terrain, ce sont des gestes répétés pendant des heures, ce n'est pas formaté mais presque. Au cinéma, on est à la merci d'un réalisateur qui vous demande de bouger d'une certaine manière. Je devais respecter un certain regard et je n'étais pas libre de mes mouvements, c'est sûr. Je n'étais pas actrice et j'étais coincée, bien plus que mes collègues qui faisaient ça naturellement. 

C'est plus simple d'être acteur que sportif de haut niveau ?

Ça n'a rien à voir. Être sportif de haut niveau est un choix de vie, qui fait mal au corps. La dur fait partie de la vie d'un sportif. Plus on gagne, plus on a mal. Plus on avance dans un tournoi, plus on souffre. Le cinéma fait un peu moins mal (sourire). 

Quand on voit des matches de Novak Djokovic ou Rafael Nadal, renoncer à jouer est bien plus douloureux que la douleur elle-même ?

Il faut être d'une grande résilience mais l'âge avançant, cela devient de plus en plus difficile d'aligner 6 matches d'affilée en Grand Chelem. Pour l'instant, le corps de Djokovic dit non, comme ce fut le cas en Australie après son 1/4 remporté contre Carlos Alcaraz. 

Le sport de haut niveau est une quête d'excellence. Ce désir est-il atténué quand on est dans le cadre d'un tournage ? 

J'étais sous le regard de Godard, je me reposais sur ses conseils. Il m'indiquait les choses. Quand j'étais joueuse, j'étais conditionnée, en terrain connu. Je n'ai fait qu'obéir à Godard, c'est lui qui me contrôlait et heureusement. C'était du pur coaching (rires). C'était inouï. 

Une rumeur bruissait sur le fait que Socialisme serait son dernier film. Vous lui posez directement la question ?

Oui et il me le confirme... mais je ne le crois pas une seconde. Il était tellement dans le travail, il trouvait son bonheur dans l'excès du travail et c'est pour ça qu'il a continué très longtemps et qu'il s'est arrêté seulement quelques mois avant sa mort. J'en reviens à Bob Dylan qui continue de monter sur scène alors qu'il a 80 ans. 

Existe-t-il encore des Godard ou des Dylan dans le tennis actuel ? 

La singularité se perd mais ça vient tellement avec la personnalité. Si vous n'avez pas de grandes personnalités, vous n'aurez pas de grands acteurs sur le terrain. Il faut absolument montrer quelque chose qui captive. Le coup droit et le revers ne suffisent plus. Yannick Noah savait rire en position délicate, il trouvait toujours une pirouette pour faire sourire son public ou alors il gueulait pour affirmer sa domination. Ça manque cruellement dans le monde du tennis, surtout chez les femmes qui se ressemblent toutes même si elles jouent mieux, frappent plus fort parfois même que les hommes car elles liftent peu et utilisent davantage de balles à plat. Il y a plus de variations chez les hommes. Carlos Alcaraz est phénoménal et une confrontation face à une machine de guerre comme Jannik Sinner fera toujours un très bon match. Mais à mon époque, ou même à celle de Pete Sampras, il y avait plus de grandes personnalités, même s'il reste Novak Djokovic ou Nick Kyrgios.

Stylistiquement, il n'y a quasiment plus de revers à une main. 

Ça reviendra Henry Bernet vient de remporter l'Open d'Australie en junior avec un revers à une main. Dans les écoles de tennis, on enseigne le revers à deux mains parce que c'est la facilité alors qu'à une main, ça nécessite une connaissance. 

Godard a voulu tourner à Roland-Garros mais la FFT a refusé. Il restera donc ce mystère : comment aurait-il filmé le tennis ? 

Je sais qu'il voulait filmer un seul joueur, dans le dos et avec une caméra beaucoup plus basse. Là on aurait eu une perception toute autre, un son tout autre. J'aurais adoré connaître ça. Il n'a pas eu cette chance-là car, quand on ouvre Roland-Garros à Godard, il faut tout lui ouvrir. La fédération n'était pas prête. 

Que retiendrez-vous intimement de celui que vous surnommez "l'homme au cigare" ?

Un homme exquis, d'une rare gentillesse, courtoisie, gentillesse. Il y a quelques décennies, il était un cinéaste coléreux et pénible. Depuis, il s'était assagi et je n'ai eu que le meilleur. Est-ce le poids des années ? Mais j'ai vu homme fascinant au travail, un travail artisanal, à l'ancienne, avec une équipe réduite. Il était d'une grande malice, doté d'une très grande finesse. J'ai été grisée d'être au côté de Godard. 

Un film à Rolle, de Catherine Tanvier (2025), aux éditions En Exergue