Comme depuis trois ans maintenant, l’Ukraine "reçoit" lors de ses matchs à domicile dans différents pays d’Europe. Après la Slovaquie, la République tchèque, l’Allemagne ou l’Espagne, la Zbirna est de retour en Pologne, sa première terre d’accueil au lendemain du 24 février 2022 et du début de l’invasion totale par la Russie. C’est donc à la Tarczynski Arena de Wrocław, au sud-ouest de la Pologne, que les Bleus entameront vendredi leurs qualifications au Mondial 2026. "À l’extérieur."
En Pologne, l’Ukraine joue un peu plus à domicile qu’ailleurs, le pays de l’Est ayant été celui qui a accueilli le plus de réfugiés au lendemain de l’invasion. En tribunes, femmes et enfants, ayant souvent laissé les maris et ainés au pays, viennent soutenir cette sélection sans domicile fixe, devenu un lien très important entre de nombreux exilés. La Zbirna a depuis plusieurs années un rôle qui dépasse le cadre du football. En 2014 déjà, alors que Vladimir Poutine s’appropriait les régions de la Crimée, du Donbas et une partie de celle de Louhansk, les coéquipiers de Zinchenko arboraient fièrement un maillot sur lequel la carte du pays était dessinée, comprenant ces trois Oblast revendiqués par l’ennemi russe.
Mais l’invasion totale de 2022 a d’autant plus accentué son rôle politique. L’Ukraine ne pouvant recevoir de rencontres européennes et internationales sur ses terres en raison des bombardements incessants qui se poursuivent, mise donc sur sa sélection comme un représentant diplomatique, devant aussi bien rappelé le sort terrible réservé aux Ukrainiens que faire briller la nation à l’étranger, alors que les autres hommes de leur âge se battent eux sur le front. Plusieurs joueurs de la sélection ont d’ailleurs reconnu avoir voulu un temps s’engager au sein de l’armée ukrainienne, avant que Zelensky et d’autres leur fassent comprendre que leur rôle d’ambassadeur grâce au football était tout aussi important.
D’où les nombreux drapeaux ukrainiens brandis par les différents clubs qualifiés en Coupe d’Europe en avant-match, les coups d’envoi donnés par des soldats blessés au front ou tout juste libérés de leur captivité en Russie. Autant de façon de rappeler qu’affronter un club ukrainien n’est pas vraiment banal et que le pays tout entier fait corps derrière ses clubs, peu importe les rivalités passées. L’ambition est la même pour tous : briller et faire briller l’Ukraine.
Fuite des talents et championnat de guerre
Un défi d’autant plus difficile à relever que l’invasion russe a mis à mal le football local. Les clubs ont d’abord perdu tous leurs joueurs étrangers, ayant fuit en février 2022. "Beaucoup de joueurs étrangers sont partis à cause de la décision de la FIFA autorisant les joueurs à partir ou à bénéficier de prêts spéciaux en raison de l’invasion. Donc beaucoup de clubs ont dû se concentrer davantage sur les talents ukrainiens, en particulier pendant la première saison", retrace Andrew Todos, journaliste ukrainien. Mais de nombreux jeunes talents locaux, mineurs, ont, eux aussi, quitté l’Ukraine, fuyant la guerre avec leur famille. Si certains sont revenus lorsque l’ouest du pays était de moins en moins touché par les bombardements russes, des cracks sont eux restés dans des clubs allemands, croates, polonais ou même espagnols. Au grand dam des clubs locaux.
Le Shakhtar s’est donc retrouvé avec un seul joueur brésilien, obligé de compter essentiellement sur les différents talents formés au club et ceux rappelés en urgence de leurs prêts à Mariupol, un club avec lequel le club du Donbas avait un partenariat. Mais la reprise du football a très vite été un enjeu politique : reprendre le championnat pour montrer que l’Ukraine ne se laisse pas abattre. Alors dès le mois de septembre 2022, les acteurs étaient de retour sur les pelouses de l’ouest de l’Ukraine, avec un lot de précautions prises en cas d’alertes aériennes. "Il y a régulièrement des alertes aériennes, avec l’obligation d’aller s’abriter dans les abris. Et à cause de cela, les matchs sont retardés. Nous avons eu des matchs qui ont été retardés pendant des jours, certains qui ont mis des mois avant d’être joués jusqu’au bout", explique Andrew Todos.
Des clubs eux ne peuvent tout simplement pas reprendre le championnat en raison des combats. "Les stades de certains clubs ont été détruits, les infrastructures… De nombreux centres d'entraînement ont été touchés par les dégâts causés par les missiles russes. Certains clubs ont dû soit fermer complètement parce que le terrain sur lequel ils se trouvent actuellement est trop dangereux pour jouer, leurs stades ont été détruits, comme le Desna Chernihiv, soit ils sont actuellement sous occupation, comme le FC Mariupol", rappelle le journaliste sur son chemin vers la conférence de presse avant Ukraine-France. D’autres clubs eux se sont relocalisés en raison de ces occupations et de la proximité avec la ligne de front, la plupart des rencontres du championnat se jouant aujourd’hui entre Kyiv et Lviv.
Les supporters eux sont interdits des tribunes à la reprise en 2022. La plupart des ultras sont de toute façon engagés sur le front, oubliant leurs rivalités passées pour lutter contre un même oppresseur. Les rares personnes pouvant assister aux rencontres sont d’abord les journalistes. Les clubs ukrainiens doivent s’adapter : l’espace aérien étant toujours fermé, les déplacements se font en bus ou en train, à coup de déplacements longs et fatigants. Les joueurs vivent même en réalité à l’hôtel, payé par le club, afin d’éviter les déplacements parfois dangereux pour rentrer chez eux et leur garantir une forme de sécurité. Leurs proches eux sont souvent réfugiés dans des pays voisins, rendant le quotidien d’autant plus difficiles à encaisser.
Un passe-droit est tout de même accordé aux joueurs dont les clubs sont qualifiés en Coupe d’Europe. Si les hommes majeurs ont l’interdiction de quitter l’Ukraine en raison de la loi martiale, et donc de voyager pour retrouver leur famille exilée, les joueurs des clubs comme le Shakhtar ou le Dynamo Kyiv disposent d’une autorisation temporaire ministérielle, leur permettant de se rendre aux rencontres européennes et donc très souvent d’y retrouver, le temps de quelques heures, leurs proches qui ont fait le déplacement. Une motivation supplémentaire pour les joueurs engagés en Coupe d’Europe et dont la qualification aux tours suivants offre la certitude de retrouver les siens.
Des coupes d'Europe révélatrices d'un développement en berne
Mais ce sont malheureusement ces mêmes coupes d’Europe qui se veulent révélatrices de l’impact de l’invasion russe sur le football ukrainien. Pour la première fois depuis 20 ans cette saison, aucun club ukrainien ne s’est qualifié en phase de groupes ou ligue de la Ligue des champions.
Le Dynamo Kyiv, champion d’Ukraine la saison passée et exilé à Lublin (Pologne) pour ses rencontres européennes, a échoué dès le 3e tour de qualification face au club chypriote de Pafos, qui va lui découvrir la compétition. Le Shakhtar, qui a choisi la Pologne après des exils en Allemagne, lui ne s’en sort pas beaucoup mieux et a été éliminé des qualifications en Ligue Europa par le Panathinaïkos, avant de se rattraper et de se qualifier en Ligue Conférence grâce à un succès étriqué face au Servette. Les deux géants ukrainiens ont donc rendez-vous en C4 cette saison, une compétition moins clinquante et moins visible surtout aux yeux du grand public.
"Le niveau des équipes ukrainiennes n'est plus aussi bon qu'avant dans les compétitions européennes, elles ne peuvent tout simplement pas rivaliser avec l’intensité des équipes européennes… Le développement et le niveau de la première division ukrainienne ont stagné, analyse Andrew Todos. Probablement aussi que le niveau des étrangers que vous pouvez attirer est beaucoup plus bas. Les clubs doivent aussi payer des salaires élevés pour que ces joueurs acceptent de s’installer en Ukraine, de vivre dans une zone de guerre. Si le niveau continue de baisser et qu'on ne joue plus qu’en Ligue Conférence, alors ça posera un problème."
Les supporters de retour, les Brésiliens du Shakhtar aussi
Il existe tout de même des motifs d’espoir pour ce football ukrainien. Si son modèle économique reposant sur les fortunes des oligarques locaux a lui aussi souffert de l’invasion, en raison des nombreuses ressources minières et énergétiques tombées aux mains des russes, l’Ukraine continue de former des talents et de les exporter. Vladyslav Vanat (Dynamo Kyiv) a par exemple été vendu contre 17 millions d’euros à Gérone et Heorhiy Sudakov (Shakhtar Donetsk) a lui pris la direction de Benfica contre 27 millions d’euros.
Mieux encore : le Shakhtar a vendu Kevin, attaquant brésilien arrivé il y a un an et demi en provenance de Palmeiras, contre 40 millions d’euros à Fulham au dernier jour du mercato. Le club exilé du Donbas compte d’ailleurs aujourd’hui 12 joueurs brésiliens dans son effectif, après avoir perdu l’ensemble de sa colonie au début de la guerre, symbole d’un genre de "retour à la normale" pour le football ukrainien. Symbole aussi d’un championnat qui reste tout de même attractif, malgré la menace russe. "C'est la quatrième saison depuis l'invasion à grande échelle et, dans l'ensemble, cela n'a pas eu un impact suffisant pour empêcher la poursuite du championnat", préfère retenir le journaliste.
L’autre bonne nouvelle étant le retour des supporters en tribunes, de plus en plus nombreux depuis la reprise de la saison au 1er août dernier. "Les restrictions (initialement fixées par les autorités locales au retour du public la saison passée, ndlr) semblent avoir été levées, constate Andrew Todos. Je ne sais pas si c'est officiel ou autorisé, mais pour une raison quelconque, l'administration militaire locale autorise autant de supporters. Ainsi, à Rivne, où joue Veres, il y a environ 5 000 supporters à chaque match à domicile. D’autres terrains eux ont toujours des limitations, comme au Dynamo Kyiv. (…) Les gens peuvent aller au théâtre, au cinéma, et beaucoup de gens disent qu'ils devraient aussi pouvoir voir du football, à condition qu'il y ait suffisamment d'abris anti-aériens à proximité."
Les clubs ukrainiens se sont adaptés à cette économie de guerre et recrutent différemment : "L'accent est désormais mis sur les joueurs albanais et kosovars. Beaucoup de ces joueurs viennent de la ligue albanaise. Il y a beaucoup de recrutement dans les Balkans. C'est donc une approche différente. Les équipes se tournent vers ces marchés afin d'attirer différents types de joueurs." Andrew Todos, qui reste optimiste et qui croit en une évolution de la guerre en Ukraine pouvant apporter des bénéfices au football local, souligne même une chose : "À cause de cette invasion à grande échelle, beaucoup de nos jeunes joueurs ont fini par partir dans les meilleures académies d’Europe. Cela ne serait probablement jamais arrivé sans l'invasion à grande échelle. Nous avons donc maintenant d'excellents joueurs qui sont formés par certains des meilleurs clubs du monde et qui vont à terme améliorer l'équipe nationale. Mais cela pourrait avoir un effet négatif sur le football national."
Une sélection ukrainienne qui doit briller pour la nation
La sélection ukrainienne elle n’a pas vraiment brillé depuis le début de l’invasion russe, signant un Euro 2024 très mitigé avec une large défaite 3-0 en ouverture face à la Roumanie, avant de s’imposer 2-1 face à la Slovaquie et d’obtenir un match nul 0-0 face à la Belgique. La Ligue des nations elle s’est conclue par une relégation en Ligue B, après des défaites contre l’Albanie et la République tchèque en phase de groupes. L’équipe peut se vanter d’avoir dans ses rangs de nombreux joueurs évoluant dans le top 5 européen, mais avec souvent beaucoup de mal à s’imposer dans les gros clubs et à être régulier au top niveau.
Cette campagne de qualification à la Coupe du monde 2026, premier Mondial à se disputer à 48 équipes, est donc très importante pour cette Zbirna guidée par le légendaire Serhiy Rebrov. L’Ukraine, 26ᵉ nation au classement FIFA, ne s’est plus qualifiée pour un Mondial depuis 2006 et fait partie de ces nations qui pourraient profiter de cet élargissement pour se faire une place. Tous pourront compter sur le soutien indéfectible d’une nation en quête de bonnes nouvelles et en particulier des soldats qui suivent leurs rencontres depuis le front. Des soldats qui profitent directement des succès de leurs joueurs nationaux : les primes et autres avantages dont ils bénéficient sont reversés à l’armée ukrainienne ou aux proches des victimes. Sur le carré vert, les Jaune et Bleu jouent bien plus qu’un simple match de foot.