Les ambitions de l'athlétisme français sont depuis quelques années revues à la baisse. Une seule médaille sur les deux dernières éditions des Jeux Olympiques, mais aussi des Championnats du monde. Un lent déclin au plus haut niveau amorcé depuis plusieurs années, qui fait qu'une médaille suffira au bonheur des Bleus à Tokyo.
À lire aussi - Signe de son état actuel, l'athlétisme français se contentera d'une médaille aux Mondiaux
Mais il fut un temps où l'athlé tricolore appartenait au gratin. En 2003, la France avait organisé les Mondiaux et raflé 8 médailles, ce qui est toujours son record, terminant troisième nation. Un total égalé dès l'édition suivante, en 2005 à Helsinki, pour une 5e place finale au tableau des médailles. Parmi ces 8 podiums, deux titres, deux initiés par un certain Ladji Doucouré.
Athènes, la révélation par la déception
Un espoir de l'athlétisme français (en l'occurrence, un champion d'Europe espoirs), voilà ce qu'il était deux ans auparavant, à Paris. Pas encore équipé pour jouer au plus haut niveau. Certes, il avait atteint les demi-finales des Mondiaux 2003, mais s'était arrêté là, même s'il avait échoué à 5 centièmes d'une place de qualifié au temps. Néanmoins, en courant 13.31 en séries, alors qu'il était âgé de 20 ans, cela laissait entrevoir de belles possibilités.
On n'imaginait cependant pas que ces possibilités se convertiraient en belles performances aussi tôt. Un an plus tard, Doucouré débarque sur la pointe des pieds aux Jeux Olympiques d'Athènes. En effet, l'athlétisme français sort d'un zéro pointé en 2000 à Sydney, et même si les Mondiaux à la maison ont été une réussite, la nouvelle star Eunice Barber est sur une jambe, les tauliers (Mehdi Baala, Manuela Montebrun...) passent totalement au travers, et les Bleus ne rentreront qu'avec deux médailles de bronze.
Pourtant, une médaille d'argent aurait dû se rajouter au bilan. Car la révélation de Doucouré ne date pas d'Helsinki 2005, mais bien d'Athènes 2004. Sans véritables prétentions, il franchissait les tours les uns après les autres, mais c'est en demi-finale qu'il frappait un énorme coup : 13.06, meilleur temps de tous les finalistes, mais surtout, il venait de faire tomber le vieux record de Guy Drut, qui datait de 1975 !
La suite, malheureusement, est connue : semblant clairement tendu pour une première grande finale internationale, Doucouré ne réalise pas le même départ, mais se libère au fur et à mesure des haies. Le Chinois Liu Xiang est intouchable et file vers la victoire, mais l'argent semble assuré... quand il tape la dernière haie et perd toutes ses illusions. Encore un espoir déchu, pense-t-on alors.
La nouvelle star
Car l'athlétisme français a besoin de jeunes promesses. À cette époque, il y a du talent, des athlètes qui sont montés pas à pas vers le plus haut niveau, mais il n'y a pas cette nouvelle star jeune et ambitieuse qui peut arriver et rivaliser directement avec les cadors de sa discipline. Les taulières Christine Arron et Eunice Barber sont proches de la trentaine, Athènes, même avec deux médailles de bronze, représente le deuxième fiasco olympique d'affilée : il faut quelque chose à quoi se raccrocher.
Un état de fait souligné par les Championnats d'Europe en salle début 2005. La délégation française revient avec seulement quatre médailles, dont deux titres : le relais 4x400 mètres hommes... et Ladji Doucouré, qui massacre la concurrence sur le 60 mètres haies, s'imposant avec 11 centièmes d'avance. Le chrono : 7.51, à un centième du record de France... qu'il avait établi quelques jours auparavant à Liévin.
Cette fois, plus de doute possible : la France de l'athlétisme, celle qui ne vit que l'été, a trouvé sa nouvelle star. Et pas dans n'importe quelle discipline : le 110 mètres haies, la course de Guy Drut, champion olympique à Montréal, éminemment sympathique pour le grand public, une sympathie qui l'emmènera vers le Ministère des Sports. Au jour d'aujourd'hui, Drut est toujours le dernier homme français champion olympique sur une épreuve de course. Forcément, la comparaison aide grandement à la visibilité.
Une telle star, c'est une aubaine. Ladji Doucouré a alors 22 ans, et tout le monde pense alors qu'il est le leader de l'athlétisme français pour les 10 ans à venir. Il ne mettra que quelques mois à se montrer à la hauteur.
Les haies sont siennes...
Et il le fera avant même les Mondiaux. Car cette performance est souvent sous-évaluée au vu de ce qui allait suivre, mais le 15 juillet 2005, Ladji Doucouré allait écrire une pièce d'histoire de l'athlétisme français. Lors de la finale des Championnats de France, sur la piste d'Angers, il améliore son record personnel - et donc le record de France, s'imposant en 12.97 : il devenait alors tout simplement le premier Français à descendre sous les 13 secondes sur 110 mètres haies. Mieux, il est alors à 6 centièmes du légendaire record du monde de Colin Jackson, que Liu Xiang avait égalé à Athènes.
Comment ne pas arriver en pleine confiance aux Mondiaux après une telle performance ? Néanmoins, il faut alors tempérer cet optimisme naissant, d'autant qu'en France, l'enflammade est souvent rapide au sujet de jeunes athlètes performants. La concurrence reste énorme sur la discipline : outre Liu Xiang, qui reste le grand favori, il faut se coltiner les Américains, Terrence Trammell, qui sera triple vice-champion du monde en carrière, et surtout la légende Allen Johnson, tenant du titre et quadruple champion du monde. Sans oublier la colonie cubaine, avec Dayron Robles, qui sera plus tard en or aux JO de Pékin, et le champion olympique de Sydney Anier Garcia.
Néanmoins, les Cubains vont totalement se louper en demi-finale, mais Doucouré doit toujours affronter Liu Xiang et pas moins de quatre Américains en finale ! Il faut des nerfs, il faut résister à la pression, il faut dérouler sa course comme si de rien n'était : beaucoup ont échoué à le faire, mais pas lui.
Cela ne restera pas comme la course la plus propre de sa carrière, techniquement parlant. Le style est un peu plus heurté, la fluidité manque un peu, mais l'essentiel est ailleurs. Avec une résistance de fer sur les derniers obstacles, Ladji Doucouré résiste pour un petit centième à Liu Xiang, et réussit l'impossible : devenir le premier - et toujours le seul à ce jour - Français champion du monde du 110 mètres haies. Et le quatrième seulement, hommes et femmes confondus, en individuel.
... le relais aussi
Une belle récompense pour la délégation française, qui avait déjà raflé quelques médailles, mais pas encore d'or sur cette édition 2005. La nouvelle star a frappé, en ayant de plus assumé ses ambitions nées de ses chronos impressionnants, proches du record du monde. Mais là où certains seraient allés s'asseoir en tribunes, lui a voulu profiter de ses jambes de feu.
Le matin de son sacre sur les haies, le relais 4x100 français remportait sa série, signant le troisième temps de tous les engagés. Mais surtout, il voyait dans le même temps le relais américain se rater royalement et sortir de la compétition. Dans un tel cas de figure, cela ouvre forcément la voie aux adversaires les plus audacieux.
C'est alors qu'au moment de la finale, on voit le changement : Ladji Doucouré remplace Oudéré Kankarafou, et lance le relais français, qui est composé ensuite de Ronald Pognon, Eddy De Lépine et Lueyi Dovy. Est-ce que ce sont ces jambes si fortes la veille, ou une parfaite alchimie, ou tout simplement le fait que "le succès appelle le succès" ? Toujours est-il que l'histoire allait être écrite, encore.
Doucouré allait faire le job en starter, tout comme Pognon dans la ligne droite opposée, avant un virage supersonique signé De Lépine : Dovy sortait en tête avec une énorme avance, et, malgré un record personnel sur 100 mètres à 10.24, il résistait au vice-champion du monde 2003 de la spécialité, le Trinidadien Darrel Brown, pour lever les bras et choquer la planète athlé. Même le fameux quatuor recordman du monde en 1990 (Max Morinière, Bruno Marie-Rose, Daniel Sangouma et Jean-Charles Trouabal) n'avait réussi à rafler le titre mondial.
Le seul climax de Doucouré
Ce jour-là, Ladji Doucouré est donc devenu le premier Français - et le seul à ce jour - à remporter deux titres mondiaux au cours de la même édition des Championnats du monde. Ce qui a fait de lui de facto une légende de l'athlétisme français. Trop vite, trop tôt ? Le reste de sa carrière ne sera malheureusement pas à la hauteur, à commencer par la défense de son titre mondial en 2007.
À lire aussi - Flashback : Voúla Patoulídou à Barcelone, la plus grande surprise de l'histoire de l'athlétisme ?
Troisième de sa demi-finale, manquant la deuxième place pour un centième, il quitte les Mondiaux sans gloire, d'autant plus qu'il n'y avait pas de relais français engagé. Il sera certes de nouveau champion d'Europe indoor du 60 mètres haies, en 2009, mais le reste de sa carrière - qui s'étirera cependant jusqu'en 2017 - sera jonché de blessures et de rendez-vous manqués.
Mais 20 ans après, si d'autres ont été des champions du monde, attendus ou non, si l'athlétisme français a connu des moments de gloire, comme le titre olympique de Renaud Lavillenie à Londres, les six médailles de Rio ou les trois sacres des Mondiaux 2017, il n'a sans doute jamais eu un athlète avec autant de potentiel que Ladji Doucouré. C'est incroyable, et triste à la fois...